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Audrey Dessertine et Cécile Veillard : « L’approche ethnologique fait apparaître aux élèves les richesses qu’ils portent en eux »

Audrey Dessertine est médiatrice scientifique formée à l’ethnologie  ; Cécile Veillard est professeure de philosophie.

Pouvez-vous nous expliquer ce qui vous réunit au lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis) ?
Audrey Dessertine. Je travaille pour l’association ethnoArt qui associe les compétences d’artistes et d’ethnologues pour faire connaître les cultures du monde, notamment auprès des publics scolaires. La première fois que je suis allée au lycée Auguste-Blanqui, c’était pour sensibiliser les élèves à l’égalité filles-garçons. Cécile, professeure de philosophie, assistait à cette conférence et c’est comme cela que nous avons fait connaissance. Par la suite, j’ai contacté le lycée car un financement du département nous permettait d’organiser des ateliers débats sur la Méditerranée. C’est un projet que nous avons mené à bien sur l’année 2014-2015, en prenant comme fil conducteur la notion de frontière : géographique, politique, culturelle...
Cécile Veillard. C’était quatre séances de deux heures en terminale dédoublée, essentiellement dans l’horaire de philosophie. Nous avons aussi fait du « hors les murs », entre autres en allant voir Danbé, le spectacle tiré du livre d’Aya Cissoko et Marie Desplechin. Nous avons projeté un documentaire sur le travail d’Alain Epelboin, anthropologue et médecin, engagé dans la lutte contre le virus Ebola. Cette classe était difficile, mais tout s’est passé magnifiquement :­ les élèves n’étaient plus les mêmes ! Pourtant, au départ, beaucoup d’entre eux étaient très réservés, y compris en réagissant avec virulence quand Audrey a présenté des rituels de l’islam pratiqués en Afrique. Certains protestaient, disant que c’était de la sorcellerie, pas le « vrai » islam. Petit à petit, ils ont été amenés à considérer les faits en tant qu’objets de savoir, indépendamment de leurs propres convictions.

C’est donc une expérience que vous avez renouvelée et qui continue aujourd’hui ?
Cécile Veillard. Oui, avec le soutien de la direction de l’établissement et à plus grande échelle : une trentaine de séances de deux heures hebdomadaires sur l’année en cours. Pour un budget fixé à environ 5 600 euros, nous avons obtenu différents cofinancements, le plus important venant de la région au titre du dispositif Alycee (Agir au lycée pour la culture et la citoyenneté des élèves). Le projet est bâti autour de cinq thèmes : langage, parenté, pouvoir, migrations et pratiques religieuses. Les chercheurs viennent présenter leurs travaux, nous faisons aussi des sorties. Le Festival Jean Rouch du film ethnographique a été un élément pivot. Après une séance introductive à l’anthropologie, nous en venons au concret au travers de films comme Nanouk l’Esquimau, de Flaherty. Nous rappelons comment l’anthropologie, dans son histoire, est passée de la figure du « barbare » au respect de l’altérité. Nous montrons combien elle permet, en fait, de penser nos questions ­contemporaines. Par exemple, c’est en visionnant des documentaires sur les Inuits que nos élèves ont compris la différence entre la parenté biologique et la parenté sociale.
Audrey Dessertine. Nous faisons découvrir aux élèves comment une thématique peut être traitée en faisant appel à différentes disciplines, l’anthropologie se nourrissant de la philosophie, de l’histoire, des sciences économiques et sociales... Nous les amenons à se décentrer, à faire un pas de côté par rapport à leur propre expérience, mais toujours dans l’idée de créer du lien, de mettre en lumière les invariants qui définissent notre humanité commune. Au début, les films ethnographiques déclenchent souvent un réflexe de rejet, par exemple devant la nudité, le dénuement matériel ou des pratiques alimentaires jugées « dégoûtantes », mais nous veillons toujours à préserver un retour vers ce qui nous est commun.
Cécile Veillard. Nous avons quand même deux regrets. Le premier est que nous avions imaginé une démarche plus collective au sein du lycée, qui ne s’est pas réalisée en partie parce que de très nombreux ateliers y sont déjà proposés. Nous voulions aussi que chaque élève s’engage sur un terrain d’observation et nous n’y sommes pas parvenues. Nous allons continuer l’an prochain, sous des modalités repensées afin de surmonter ces obstacles. Sans être intrusif, sans violenter les élèves, ce genre de travail fait apparaître à leurs propres yeux toute la richesse humaine qu’ils ­portent en eux...