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Edwige Chirouter : « La particularité de la philosophie est de pouvoir être insufflée dans chaque discipline »

Edwige Chirouter est maître de conférences à l’université de Nantes, titulaire de la chaire Unesco « Pratique de la philosophie avec les enfants »

Que désigne-t-on sous le terme « ateliers philosophiques »   ?
Ce sont des pratiques de réflexion philosophique ou « à visée philosophique » avec des enfants, de la maternelle jusqu’au secondaire, mais avant le niveau où cette discipline est enseignée en tant que telle, avec un horaire spécifique, c’est-à-dire, dans la plupart des pays, en dernière année du secondaire. Au niveau international, ces pratiques sont déjà anciennes. Aux Etats-Unis, elles sont nées dans les années 1970 sous l’impulsion de Matthew Lipman, professeur à Columbia University, disparu en 2010 et considéré comme le fondateur de la philosophie avec de jeunes enfants. En France, le pionnier est Michel Tozzi, qui, à Montpellier, a dirigé quasiment toutes les thèses sur ce sujet, notamment sur des expérimentations en Segpa ou dans la mouvance de la pédagogie Freinet. C’est avec lui que j’ai fait ma thèse sur le lien entre la philosophie et la littérature de jeunesse. Les ateliers procèdent aussi d’une volonté de démocratiser cette discipline qui, en France, n’est accessible que dans les classes terminales des lycées généraux et technologiques, mais pas dans les lycées professionnels. L’idée est que, si la philosophie est la discipline qui permet de développer l’esprit critique et de former des citoyens éclairés, alors il est nécessaire d’en démocratiser l’accès à l’école. Les « ateliers philo » ne sont pas des recettes magiques, mais un des leviers disponibles pour que l’école réponde à ses missions. Il était logique d’élaborer une didactique de la philosophie dès l’école élémentaire.

N’est-ce pas trop tôt  ?
Il ne s’agit pas d’un cours comme au lycée sur des notions ou un auteur mais de faire réfléchir les enfants ensemble. L’enseignant va les convier à examiner des questions -le bonheur, la liberté, l’amour, le bien, le mal...- que les hommes se posent partout et depuis toujours et qu’eux-mêmes, en tant qu’enfants, se posent aussi. Mais il leur dit aussi que, cette fois, le maître ne détient pas « la » réponse, qu’il peut d’ailleurs en exister plusieurs et que l’on va prendre le temps d’en débattre. C’est une façon de construire de vraies compétences philosophiques  : réfléchir de la façon la plus rigoureuse possible, argumenter, problématiser, conceptualiser, débattre, s’écouter... Dans les échanges, l’enseignant peut aussi introduire un auteur, dire que, sur telle question, un philosophe qui s’appelait Platon, Rousseau ou Kant avait déjà proposé ses propres idées. A mon sens, ces ateliers représentent un paradigme de ce que devrait être l’école en général  : ce que Lipman appelait une « école de la pensée ». Ce type de travail figure aujourd’hui dans nos programmes, notamment celui de l’enseignement moral et civique (EMC), avec des préconisations très claires sur les « discussions à visée philosophique » jusqu’en classe de sixième. Après, c’est moins explicite... mais pas interdit non plus  !

Existe-t-il des expériences au collège ?
Oui, mais elles sont encore peu nombreuses, et souvent en Segpa avec des professeurs des écoles. Leur polyvalence leur permet de s’investir plus facilement dans ces pratiques. Sinon, ce sont surtout des professeurs de lettres, d’histoire-géographie et des professeurs documentalistes qui s’en emparent, mais la particularité de la philosophie est de pouvoir être insufflée dans chaque discipline en permettant une approche réflexive des savoirs : Qu’est-ce qu’une vérité scientifique ? Un artiste ? Pourquoi apprendre l’histoire ? Pourquoi y a-t-il des langues différentes ? etc. Il y faut de la régularité, de la patience, de la rigueur, de l’ambition culturelle pour tous les élèves. Si l’on tient ce pari, de vrais résultats sont à la clé, même avec des enfants a priori totalement éloignés de l’exercice philosophique.

La chaire Unesco, c’est venu comment ?
Tous les ans en novembre, à la maison de l’Unesco à Paris, j’organise des Rencontres sur « Les nouvelles pratiques philosophiques ». L’idée de consacrer une chaire à la philosophie avec les enfants était dans l’air depuis un certain temps. Après les attentats de janvier 2015, l’Unesco a jugé qu’une université française devait porter ce projet. Une cérémonie d’ouverture est prévue à Paris, au siège de l’organisation, le 18  novembre.