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Léonard Moulin : « Dans la théorie du capital humain, l’éducation est une activité économique individuelle »

Léonard Moulin est économiste, chercheur à l’Institut national d’études démographiques


La théorie du capital humain est une référence -tantôt explicite, tantôt implicite- des messages véhiculés par l’OCDE sur l’éducation. En quoi consiste-t-elle ?
La théorie du capital humain est née à la fin des années 1950, aux Etats-Unis, sous l’impulsion d’économistes néoclassiques comme Theodore Schultz, Jacob Mincer ou Gary Becker. Leur démarche a consisté à étendre le modèle de l’Homo economicus, censé calculer rationnellement son intérêt, à l’analyse de comportements qui, jusque-là, n’étaient pas considérés comme relevant du marché. Dans cette logique, les choix éducatifs des individus deviennent des investissements leur permettant d’accumuler un stock de ressources privées -en savoir-faire et en compétences- qu’ils pourront ultérieurement valoriser sur le marché du travail. Les aptitudes relevant de la socialisation, relativement peu prises en compte chez les précurseurs de la théorie du capital humain, y ont été incorporées par la suite, mais ce sont quand même les compétences au sens du marché du travail qui dominent cette approche.

Le concept de capital humain, au départ, est donc envisagé sous l’angle individuel. Mais ne peut-il pas aussi conforter l’éducation comme un bien collectif ?
Difficilement car, dans cette théorie, les choix scolaires ou universitaires sont vraiment considérés comme le produit d’un calcul d’un sujet économique rationnel, susceptible de comparer, pour lui-même, les coûts immédiats et les rendements futurs des opportunités d’orientation qui s’offrent à lui. Par exemple, en mettant en balance les coûts d’une année d’étude supplémentaire -le renoncement à un salaire immédiat, les dépenses de subsistance pendant une année, les frais d’inscription éventuels- et les rendements qu’il peut en escompter sur le marché de l’emploi. En fait, les gens ne raisonnent pas du tout comme cela, c’est illusoire, mais c’est bien le fondement de la théorie du capital humain. Celle-ci attribue avant tout une valeur marchande à l’éducation en l’analysant comme un moyen pour chaque individu, pris isolément, d’accroître sa productivité et ses revenus. Au prisme de cette théorie, l’éducation n’est pas considérée comme un bien collectif qui devrait bénéficier au plus grand nombre mais comme une activité économique individuelle. La théorie du capital humain s’est diffusée aux organisations internationales dans les années 1980, lorsqu’elles ont abandonné leurs politiques, qui étaient auparavant d’inspiration keynésiennes, pour faire des remèdes néolibéraux l’essence même des réformes mises en place dans les pays dits « émergents ». Tout en imposant des politiques de réduction des dépenses publiques et de privatisations, elles ont constaté que l’éducation était un levier de la croissance économique. Sur la base d’un diagnostic ensuite étendu aux pays développés, l’enjeu a été alors de trouver des moyens d’augmenter la part du PIB consacrée à l’éducation... mais sans recourir aux dépenses publiques. D’où la mise en avant de différents mécanismes de financement privé : écoles « communautaires », activités à but lucratif pour les établissements d’enseignement supérieur, prêts étudiants, frais d’inscription, etc.

Pourtant, ce n’est pas le discours de l’OCDE, qui tend plutôt à considérer les dépenses d’éducation comme un investissement public au service du bien commun...
L’OCDE, parce qu’elle reconnaît l’existence de rendements sociaux de l’éducation, justifie, dans une certaine mesure, le recours à un financement public. Cette position n’en est pas moins contradictoire avec le fait que ses travaux se situent dans la lignée de la théorie du capital humain. Dans ses publications, l’éducation est principalement vue au travers de sa dimension individuelle, comme un acte ne pouvant être saisi que par un calcul coûts/bénéfices. Elle justifie ainsi régulièrement la participation croissante des bénéficiaires de l’éducation, notamment dans les niveaux supérieurs, par les rendements individuels qu’ils sont supposés en retirer. Les classements publiés par l’OCDE, le plus médiatisé étant PISA, contribuent à faire de l’éducation un bien économique comme les autres, dont la fourniture doit passer par un grand marché concurrentiel de la connaissance.