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La solitude du chef d’établissement face à l’engrenage du blocage

A l’occasion du mouvement contre la loi El Khomri, les blocages à l’entrée des lycées sont massivement réapparus, provoquant certains incidents graves. Les lycéens invoquent l’impossibilité de s’exprimer autrement. Un argument qui « ne tient pas », selon les proviseurs.


Les lycéens disent « blocus », mot qui donne une profondeur historique, mais ce sont des blocages. Et ce mode opératoire, dont les empilements de poubelles sont l’image, a massivement ressurgi à l’occasion des actuels mouvements contre le projet de loi El Khomri, examiné par l’Assemblée nationale depuis le 5 avril. S’il était certain que cette technique destinée à donner visibilité et consistance au concept de « mobilisation » serait reprise, la rapidité avec laquelle elle a mal tourné a pu surprendre.
Des incidents sérieux se sont produits, qui auraient pu avoir des conséquences plus graves. Des chefs d’établissement ont été agressés, notamment à Aulnay-sous-Bois et Aubervilliers, le 1er et le 4 avril. Du tas de poubelles à l’incendie, il n’y a qu’un geste irresponsable à commettre. Au lycée Jacques-Decour, à Paris le 24 mars, au lycée Léonard-de-Vinci, à Levallois le 5 avril, les images spectaculaires des flammes léchant la façade sur dix mètres de hauteur ont choqué. L’inscription du mouvement dans la durée, la multiplication des incidents avec la police, la présence de « casseurs » peuvent encore faire craindre le pire.
Mais comment en est-on arrivé là ? Le blocage s’est affirmé comme figure obligée au milieu des années 2000, avec les contestations du projet Fillon de contrôle continu au baccalauréat et du contrat première embauche. « La plupart du temps, l’objectif reste de sensibiliser les lycéens pour leur permettre de se rassembler », observe Robi Moder, ancien militant devenu chercheur. Sur Twitter, une élue lycéenne et militante du Syndicat général des lycéens (SGL) soutient que l’on « ne ferait pas de blocus si les AG étaient autorisées ». Du tac au tac, Philippe Tournier, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l’éducation nationale (SNPDEN), lui réplique : « Un exemple d’AG interdite par un lycée ? »
« L’argument de la parole soi-disant confisquée ne tient pas », commente un de ses collègues. Et pour nombre d’entre eux, le côté bon enfant que pouvaient avoir les blocages il y a dix ans n’est qu’un souvenir. La véhémence, si ce n’est directement la violence, est au rendez-vous. Souvent sans interlocuteur du côté lycéen et alors que le recours à la police présente un risque d’escalade, les chefs d’établissement se sentent seuls, avec une sorte de « bonne chance ! » comme mot d’ordre implicite du côté officiel. D’où les fermetures de dizaines de lycées décidées par eux seuls le 31 mars à Paris en dépit de l’avis contraire de l’administration.
Au-delà des aspects matériels, il y a dans cette affaire « un angle mort, un problème de société qui n’est pas tranché, on dirait que ça ne choque personne ! », s’étonne un chef d’établissement qui a connu ce genre de situation il y a quelques années à Paris. De fait, la liste est longue des facteurs qui contribuent à la pérennité d’un mode d’action problématique : l’exaltation de la transgression, une certaine ivresse médiatique exacerbée par les réseaux sociaux, le romantisme pour de nombreux jeunes de la figure du bad boy en font partie. A la bienveillance compréhensible d’une grande partie du monde adulte, sur le thème « nous aussi, à leur âge... » s’ajoute la complaisance beaucoup plus intéressée des courants politiques qui peuvent penser tirer parti de situations tendues et l’impuissance d’un pouvoir généralement tétanisé par le risque de crise majeure. L’éternité de ces blocages n’est pas une fatalité, mais leur disparition réclamerait que la société soit dans un meilleur état général. Ce n’est pas encore acquis.